Qu’est-ce que l’épidémie de COVID nous a appris, à nous soignants, qui puisse servir à tous ?

J’aimerais dire que le confinement est lié surtout au COVID, mais c’est faux, le confinement est la conséquence directe de la politique hospitalière : l’état a confiné les gens car l’hôpital fonctionne à flux tendu, lits réduits, personnel réduit etc.. donc, s’il arrive un imprévu comme le COVID, il y a incapacité à absorber le flux des malades pour les soigner.

Le but du confinement, c’est bien d’abord désengorger les hôpitaux, et non protéger la population.

Il ne s’agit pas d’irresponsabilité, mais bien d’un choix ; rappelons-nous qu’en plein confinement, le directeur de l’ARS de l’Est, un des endroits les plus touchés, a déclaré que le plan pour rentabiliser l’hôpital n’était pas remis en question et reprendrait sitôt l’épidémie jugulée. Devant le tollé soulevé, il a été démis de ses fonctions, mais il n’avait fait que rappeler la ligne étatique. Ça s’est confirmé après le confinement. Dans les services de soins hospitaliers, on a eu des moyens pendant le confinement, mais de suite après, dès le déconfinement, la direction a manifesté sa volonté de supprimer tout ce qui avait été mis en place.

Cela fait plusieurs années que les soignants agissent pour dénoncer la mise à mal du système de santé ; on a été gazés, matraqués, c’est la réponse. Et après le déconfinement, c’est encore la réponse.

En mars, on était des héros, mais ce n’est pas vrai, on n’est pas des héros, on n’est pas des soldats, on veut simplement faire notre travail, à savoir soigner.

Le virus n’est pas notre ennemi, il n’a aucune intention, il n’a pas de plan pour contrôler le pays, prendre le pouvoir etc… C’est une absurdité de raisonner en termes guerriers, mais c’est significatif il n’y a que le virus (et non le patient) et le soldat (et non le soignant). C’est une façon de supprimer dans les pensées le lien fondamental entre le patient et le soignant, c’est-à-dire l’acte de soigner ; à la place il s’agit de détruire (le virus).

Je ne reviendrai pas sur les conditions déplorables dans lesquelles on a dû faire face à la première vague, tout le monde a vu et entendu des histoires là-dessus. Je veux juste dire que pour nous c’était très dur. Si nous, infirmiers, on n’avait pas pris l’initiative d’aller mendier quelques masques auprès du service « maladies infectieuses », on n’aurait rien eu, les cadres n’ont pris aucune initiative. Quand on a eu des patientsprésentant des symptômes du Covid, j’ai demandé : « je vais rentrer chez moi, j’ai des enfants, mon épouse, rien pour me protéger, je peux leur transmettre la maladie, que faire ? «  Réponse : « Vous n’avez qu’à respecter les distances de sécurité », dans un T3, avec 2 gosses en bas âge ? Je n’ai pas embrassé mon épouse pendant plus d’un mois. Tout le temps la peur au ventre, au boulot et à la maison. C’était très dur.

Pour moi un système de santé est efficace s’il soigne les gens, tous les gens ; or actuellement , un système de santé est considéré comme efficace s’il rapport de l’argent et des bénéfices.

Un étudiant me disait en parlant de la prise en compte du patient dans sa globalité : « à l’école, on n’en parle plus, on parle de patient « compétent » c’est-à-dire qui répond bien au traitement ». Un patient devient « incompétent » quand il répond mal au traitement. Il peut-être alors considéré comme responsable de la persistance de sa maladie ou de ses blessures.

L’ARS est totalement coupée du réel, elle gère des flux, pas des gens. Leur souci, c’est les moyens, pas les malades, pas la santé. L’ARS est une pensée profonde sur le pays. Avoir montré l’utilité des « premiers de corvée », ce n’est pas suffisant. Il faut s’interroger sur le fait que l’état aujourd’hui n’a pas su comment gérer les choses : il y a une pensée derrière : le problème n’est pas que tout le monde puisse se soigner, mais l’économie, la rentabilité.

Seuls ceux qui étaient sur le terrain ont eu le souci des malades. Et maintenant, l’état fait tout pour qu’on oublie cette réalité que tout le monde a vue, il cherche à apparaître comme vertueux.

En même temps, pendant cette période, il y a eu des points positifs à l’hôpital. Les décisions de l’ARS étaient impossibles à tenir (par ex, en Hôpital Psychiatrique, des patients psychotiques, non stabilisés, qui vivent là, on ne peut pas leur imposer le port du masque en permanence.)

Comme on savait comment faire, comment aborder les patients, qu’on était en première ligne, les managers eux étaient perdus. C’est nous qui leur disions quoi faire, comment se rendre utiles, par exemple en allant voir les familles pendant qu’on s’occupait des patients, etc..

Les protocoles n’étaient jamais respectés à la lettre. Les protocoles, c’est de l’anti-pensée. En psychiatrie par exemple, il y a toujours des imprévus il faut inventer, gérer les émotions, mettre de la raison, que le patient puisse respecter une règle, mais que ce soit vivable pour lui et pour nous.

Pareil en gériatrie, avec des malades Alzheimer, d’autres qui sont conscients mais dépendants, etc…

Appliquer le protocole, c’est la privation totale de liberté, c’est la déshumanisation complète de la personne, c’est une réponse sécuritaire à un problème de santé. Rien ne peut justifier cela.

Avec le pays aussi ils appliquent un protocole pour dire « on a fait quelque chose » : par exemple, dehors, en plein air, même s’il n’y a personne, il faut porter le masque ; si on applique le protocole aveuglément, on n’a plus de libre arbitre, on est considérés comme incapables de penser, de décider.

Pour donner un exemple : une patiente de psy a été envoyée dans un autre service en consultation, elle s’agitait, refusait de s’asseoir où on lui disait par rapport au protocole. Il y avait du scotch autour de la chaise pour délimiter l’espace, et ça la perturbait. L’accueil appelle le service psy au secours, un infirmer arrive, trouve la patiente assise dans la salle d’attente normale, tout à fait calme. Il va voir la personne à l’accueil, « pourquoi vous ne la laissez pas attendre là ? Elle est bien il y a 4 chaises de libres autour d’elle, personne ne risque rien. » Réponse :  « oui, mais c’est pas le protocole. » Finalement ils l’ont laissée là, et tout s’est bien passé. S’ils n’avaient pas voulu respecter leur protocole à tout prix, s’ils avaient un peu réfléchi, ils n’auraient pas risqué de provoquer une crise de la patiente, ils n’auraient pas appelé quelqu’un de psychiatrie, alors qu’il y avait besoin de lui dans le service etc… Ce type de protocole imposé par le gouvernement de façon indifférenciée chosifie, on ne part plus de la personne, mais de la règle à appliquer, c’est un processus de déshumanisation, aussi bien de celui ou celle qui l’applique que de la personne à qui elle est appliquée. Un protocole est destiné à répondre à une situation technique dans l’administration d’une thérapeutique bien précise. Par exemple en cardiologie, le protocole est une bonne chose, mais si quelque chose dérape, sort du cadre défini , le médecin peut prendre l’initiative d’y déroger. Un bon protocole est un guide, il faut être capable de s’en détacher car sinon au bout d’un moment, on ne raisonne plus, on ne fait que suivre le protocole par automatisme.

Pendant toute cette période, les choses ont tenu grâce aux personnels. Les gens ont bien compris que c’est eux qui tiennent la maison, pas seulement à l’hôpital. On a vu que ce qui fait tourner le pays, ce n’est pas le télétravail, mais les services. J’ai vu des gens travailler sans masque au supermarché pendant les deux premiers mois de la crise ; sans eux, sans les femmes de ménage, les éboueurs, les logisticiens, rien ne se ferait.

Il y a eu les primes, mais c’était juste pour diviser, personne n’a touché pareil, certains n’ont rien eu, d’autres ont eu un peu ; certains ont eu 1500 euros, d’autres 500, parce qu’ils n’ont pas travaillé en secteur Covid alors qu’ils ont absorbé tout le reste de l’activité, sans protection, et avec des risques énormes. Un autre exemple : une collègue malade du COVID n’a pas eu toute la prime parce qu’elle n’a pas travaillé tout le temps. Et tous les autres, ceux qui travaillent à domicile, comme la plupart des personnes qui ont travaillé dans les services, ils étaient sous les radars, on n’a même pas parlé de leur donner quelque chose. C’est profondément injuste. Pareil pour le Ségur de la santé, c’est une vaste fumisterie, dans les services, personne n’en a parlé. Ce Ségur, ce n’était pas l’affaire des gens. D’ailleurs, il y avait quelques médecins, très peu d’infirmiers, zéro aide-soignant. Tous les collègues qui étaient mobilisés avant le 13 mars, aucun n’a été convié. Nous, on n’attend rien de ça ce ne sont pas des gens de terrain.

Pour que tout le monde soit soigné, cela ne concerne pas que les soignants. Pendant le confinement, on a vu beaucoup de gens nous applaudir et avec tout ce qu’on a dénoncé avant la crise sans que personne nous écoute, on aurait pu penser que dès la fin du confinement, quand les manifs ont repris, on aurait de l’écho, mais nous étions encore seuls, il n’ y avait que des soignants, pas de caissières, pas d’éboueurs, de transporteurs, de femmes de ménage…

Je pense que les syndicats de l’hôpital ne veulent pas de ces gens là, ils ne veulent que ceux de l’hôpital. Et pour les autres personnes, je pense qu’ils se sentent exclus, ils voient que les soignants manifestent pour leurs problèmes de soignants, et ils n’ont pas leur place, alors que la santé concerne tout le monde. Je pense qu’il faut arriver à sortir de la défense de l’hôpital public, pour mettre en avant des principes : que tout le monde soit soigné, qu’il y ait un traitement digne des patients, des soignants, des accompagnateurs, etc… Il ne s’agit pas d’une convergence de luttes, mais de gens qui partagent une même réalité, soignés et soignants. Il faut chercher le commun, que toutes les luttes soient menées ensemble, sans que l’une soit prioritaire sur l’autre, sans corporatisme.

Les Gilets Jaunes n’étaient pas corporatistes, c’était très varié socialement. Eux se battaient pour une vie décente, nous pour pouvoir soigner dignement. Ce n’était pas un mouvement égoïste, mais un mouvement porteur de la question nationale, ils ont posé la question de la place des gens dans le pays, de quel pays on veut : un pays pour les gens ou un pays pour le pouvoir ?

Aujourd’hui, on cherche tous comment faire face. Beaucoup de gens sont dans la fuite et l’impuissance. Je pense que la première chose, c’est de parler entre nous.

Pendant le confinement beaucoup de choses sont sorties, sur des blogs, des textes dans la presse, etc… Venus de médecins, d’infirmiers, de chefs de clinique, d’aide-soignants…. Mais pour moi, il faut arriver à sortir des blogs car sinon on se retrouve dans l’entre-soi.

C’est difficile, car on est tenus à un certain secret professionnel en tant que soignants, on n’arrive pas à aller vers le public, la répression des institutions est très forte, avec des sanctions rapides, qui peuvent aller jusqu’au licenciement, mais aussi des pressions, sur les congés, les horaires, etc… Par exemple, un collègue qui avait fait grève en 2018 a été mis à pied et muté, au final, il a dû quitter l’hôpital. Il y a eu des cas d’infirmiers renvoyés de divers lieux de soins ( EHPAD, clinique…) pendant le confinement pour avoir dénoncé le manque de matériel (masques, gants).

Notre expérience est aussi difficile à transmettre : Dans la sphère privée, des gens ne comprennent pas ce dont je veux parler, car ils ne sont pas dans le milieu hospitalier.

Pourtant, on a appris plusieurs choses pendant cette crise Covid, qui ont de la valeur pour tout le monde, pas que pour nous, hospitaliers :

* Par exemple, il ne faut jamais laisser un(e) collègue seul(e) face au manager, que ce soit dans son bureau, dans la salle de soins, dans un couloir, entre 2 portes, il faut toujours être plusieurs. Refuser tout huis clos, où que ce soit. Ça fait partie des gestes barrière pour se protéger .

* On a aussi appris qu’on peut s’organiser entre nous, que ce n’est pas au manager de nous dire comment soigner les gens.

Pendant le confinement, quand ils voulaient nous envoyer faire des trucs inutiles, on n’y allait pas. On disait oui, et après on décidait de continuer à s’organiser comme on le fait avec nos patients. Notre état d’esprit, c’était : On va faire avec ce dont on dispose, et on va le faire au mieux. A la fin de la journée, le manager voit qu’on a fait comme on avait décidé, mais comme ce n’est pas une décision individuelle, mais qu’elle vient de toute l’équipe, il ne peut pas punir tel ou tel.

Dans la journée, on s’adaptait à la situation qui évoluait tout le temps, mais ensemble ; C’était le seul moyen de nous protéger, nous, nos patients, notre famille.

Les managers n’étaient pas véhéments comme avant, ils avaient trop besoin de nous. Il n’y avait pas d’antagonisme, on était courtois, mais on fonctionnait sans eux, ils étaient obligés de suivre l’équipe, de faire ce qu’on leur disait, car sinon, ils se retrouvaient exclus, et ne servaient plus à rien, l’équipe fonctionnait sans eux.

Ça devrait être le fonctionnement normal : dans les services on a besoin de gens qui savent soigner, la gestion c’est un autre service, pour résoudre les difficultés, mais pas pour nous organiser à nous les soignants.

Il faut que les gens arrivent à dire : « je suis pour ça et ça, » et pas simplement contre ça, de façon à permettre aussi que les gens hors soignants, et ceux qui ont besoin de soins, la population, s’emparent de la question de la santé. On ne peut pas réformer l’institution de l’intérieur. J’ai travaillé en Epadh il y a quelques années, avec des gens qui étaient d’anciens résistants. Je me souviens entre autres d’un ancien des brigades espagnoles, il écrivait un bouquin, avec un bras en moins. Je devais les coucher à 4 heures de l’après-midi, pour remplir les objectifs. Il me disait : « tu es l’ouvrier de l’hôpital, qui te représente ? Personne. » Une autre patiente, résistante gaulliste, me disait : « tu peux résister, tu n’es pas obligé de leur obéir, tu n’es pas obligé de nous coucher à 4 heures ». Même hémiplégiques, ils me transmettaient des choses, ils me disaient toujours : « c’est toi qui décides ».

Je pense que c’est vrai, il y a toujours quelque chose à faire pour décider soi-même, on l’a expérimenté pendant la crise du Covid, et on continue à le faire.

George,

Novembre 2020

Texte en PDF : article Hopital George

Pour poursuivre sur cette thématique, vous pouvez lire le texte d’un groupe de travail et d’interventions intitulé : “pour un lien soignants, patients, habitants” ici