Penser et faire face à une situation entièrement nouvelle.

1) D’un Etat de droit à un Etat de Police (et non un « Etat policier »).

Du côté de l’Etat, du gouvernement, le cap est donné : ce qui est mis en place au travers des réformes et des lois c’est une politique brutale et durable contre les gens, leurs droits, leur dignité. Cela s’accompagne de la proposition scélérate de se retrouver dans « l’unité nationale », autour d’une politique et d’une propagande xénophobes et racistes généralisées avec le projet Darmanin et la fabrication d’une haine du « musulman » érigé en ennemi public, par le biais d’une utilisation largement tronquée et falsifiée de la laïcité.
Politique du gouvernement qui cible aussi de manière importante la jeunesse, et travaille à sa mise au pas : mesures de police, de surveillance, mais aussi volonté d’embrigadement avec le SNU (service national universel) que Macron veut à tout prix généraliser et rendre obligatoire.
Tout cela alimente la tentation de plus en plus grande de mise en place d’un Etat de Police afin que ce soient les décisions administratives, préfectorales, émises par décrets, qui prennent la main sur les décisions de justice, les lois. On touche là à la fameuse séparation des pouvoirs, à l’Etat de droit etc. 
C’est un travail de longue haleine au sein même de l’Etat mais qui peut connaître des ruptures majeures et décisives rapides. C’est la tendance à l’oeuvre dans plusieurs Etats modernes : les Etats-Unis avec Trump et les républicains, la Turquie, Israël, la Hongrie… La présence importante de députés du RN au Parlement est vécue par Macron comme un appui et un signe important pour aller dans ce sens. On peut très bien quitter l’Etat de droit et garder un régime parlementaire ou le vote reste la caution « démocratique ».
Les déclarations des chefs de la Police et du Ministre de l’Intérieur soutenant la demande de syndicats de police qui veulent l’impunité pour les policiers tueurs alimentent largement cette tendance, ouverte en France par Sarkozy et poursuivie sous Hollande et Macron. 
Il faut aussi rappeler que depuis des années toutes les mesures, lois et décrets, pris contre les étrangers en France l’ont été dans la volonté de soumettre une partie de la population au pouvoir direct de la police et de l’administration. Ce qui est accepté par les gens contre ceux que l’on nomment « les immigrés », « les réfugiés » etc…, peut alors se généraliser, petit à petit, à l’ensemble. C’est le moment où l’exception, acceptée et jugée nécessaire envers certains, devient la règle pour le plus grand nombre. C’est ce qui s’est passé avec les mesures anti-terroristes prises pendant l’état d’urgence, et dont bon nombre ont été intégrées dans le droit général.

Cette politique étatique brutale, toute en tensions, qui se poursuit quel que soit le gouvernement est étayée par la conviction que c’est le moment, qu’il faut y aller en force pour faire passer toutes ces agressions : ils partent du constat qu’il n’y a pas grand chose en face, dans le sens où d’une part il n’y a pas de pensée alternative du côté des gens et d’autre part existe une grande désorientation dans les consciences. Pour ce qui est des mouvements qui peuvent les surprendre et les inquiéter (Gilets Jaunes, mouvements sur les questions environnementales, solidarités exprimées lors du Covid, révoltes de jeunes suite à l’assassinat de Nahel…), ils misent sur la force brute et sur les lois d’exception qu’ils ont multipliées pour les écraser.

2) Les mobilisations successives et d’ampleur en France et par le monde : sur quoi ça bute ?

S’il est vrai que tous les derniers grands mouvements, que ce soit en France ou dans le monde n’ont pas produit les effets escomptés, et ont laissé bien souvent le champ libre à des politiques encore plus répressives, policées et agressives de la part des Etats et des différents gouvernements, il n’en demeure pas moins que des mouvements ont eu lieu, ou qu’ils existent encore. Nous devons accepter qu’ils nous questionnent, dans le sens où on ne peut pas se contenter de dire, en surplomb, « il manquait ceci ou cela », « ils auraient dû appliquer telle théorie, s’appuyer sur telle grande idée », « il n’y avait pas d’alternative politique pour remplacer l’Etat existant » etc… comme s’il n’y avait rien de nouveau dans ce que ces mouvements ont dit, posé, ouvert pour la pensée et continuent d’ouvrir. Il s’agit d’accepter de se questionner en cherchant les nouveautés et hypothèses que cela nous demande d’explorer.

Ces mouvements sont contemporains du fait qu’on ne peut plus penser comme chemin, comme alternative possible, aussi bien les politiques électorales et parlementaires, que la perspective d’une révolution pour prendre l’Etat, le détruire ou le gérer. Les expériences dans les 2 cas ont été faites, elles ont failli. Ce n’est pas un hasard si ces mouvements s’arrêtent une fois un gouvernement déboulonné, des ministres corrompus dégagés. Il n’a jamais été question pour les gens porteurs de ces mouvements de prendre l’Etat, d’y mettre tel parti ou tel personnage politique car le sentiment est que cela n’apportera rien de nouveau si ce n’est reconduire l’oppression par d’autres acteurs.

Nous sommes contemporains de la nécessité de se défaire des pensées qui font de l’Etat l’objet politique essentiel dont il faudrait se saisir, contemporains de la difficulté d’une telle pensée, d’un tel travail et des ruptures que cela demande.

Les grandes faiblesses actuelles viennent certainement de là, de la difficulté à penser l’après politique qui a eu l’Etat en son centre. Si on prend ce qui a été appelé les Printemps Arabes (Tunisie, Egypte…) avec des énoncés forts pour le « dégagement » des gouvernement corrompus, une fois au bout de cette logique (changement du gouvernement par ex.), les gens se sont retrouvés à la fin du cycle qu’ils avaient lancés, sans pouvoir aborder la nouvelle séquence ouverte par leur mouvement. 
Le Chili par exemple nous montre que suite à de grandes inventions populaires qui ont permis que pendant des mois les gens disent et fassent connaître publiquement leurs principes, leurs valeurs, le fait d’accepter de s’embringuer dans le débat et l’organisation de la nouvelle constitution a conduit à la disparition de toute capacité populaire à assurer une rupture véritable avec tout ce que représentait le régime Pinochet (privatisations générales des biens publics, surveillance policière, mise au pas de la jeunesse, maltraitance des femmes etc…), et laissé la place aux forces les plus réactionnaires.
On peut affirmer, sur la base de ces expériences, que quand les mouvements, la pensée des gens, rentrent dans le débat sur la modification de l’Etat (Espagne, Chili, Tunisie, Gréce…) le bilan en est calamiteux.

3) Faire face. A quoi peut-on s’adosser pour trouver les chemins de ce « faire face », et le rendre effectif ?

Chaque situation peut et doit être examinée à l’aulne de ce questionnement : quelle que soit la force et l’enthousiasme des derniers grands mouvements, à quel moment une réelle capacité des gens a été à l’oeuvre, sur quelle question a-t-elle buté, quelle étape n’a-t-elle pas pu franchir ?
Plutôt que de se tendre sur l’Etat, de se concentrer sur lui, (par l’entrisme ou l’antagonisme à son encontre, ou en se positionnant en demande d’Etat), ne vaut il pas mieux poser les choses autrement : comment construire une capacité qui nous permette de penser la situation, avancer des principes pour tous, travailler à s’adresser aux autres, à créer un « entre nous », à distance de l’Etat et des jeux politiques pour les places et le pouvoir ? 
Que des gens se rencontrent, se réunissent autour/à partir de ces points, cela transforme déjà la situation. « On a du pouvoir » dit une dame lors d’une réunion, quand elle fait le constat que le travail fait a permis de se faire respecter par les institutions que ce soit pour l’école, afin que chaque enfant soit pris en compte, ou sur le logement, afin que tous soient relogés dignement.
Ce n’est plus le grand désert mais bien l’affirmation que les situations dépendent de ce qu’en font les gens, de ce qu’ils décident de faire ou de ne pas faire, de dire, de se rencontrer, de se réunir, ou non.
Il n’y a pas les grandes transformations qu’on arrive à imposer à l’Etat ou rien. Dans cette séquence difficile et obscure pour une politique du côté des gens, l’essentiel est la constitution subjective, et la conviction que la situation dépend des décisions de chacun(e). 
« Il faut trouver la capacité » dit un ami. Et quand on arrive à créer des liens nouveaux entre des gens différents (enseignants et habitants dans un quartier populaire, par exemple) ou quand on décortique ensemble des lois pour voir où en sont nos droits (pour les papiers, sur logement, l’école etc…), « on prouve de quoi on est capable » rajoute une autre amie, « ça maintient les gens debout et ceux qui bataillent contribuent à ce que les choses soient meilleures ».

Contenir et infléchir la politique étatique ou institutionnelle sur tel ou tel point, c’est ce que nous appelons la prescription sur l’Etat. Prescrire sur l’état non pour élaborer un autre projet étatique, ou un quelconque programme électoral, mais comme conséquence d’un travail qui rend possible l’existence d’une puissance des gens, à partir de ce qui est décidé en commun et pour tous, en assemblée ou autre. La prescription n’est pas une autre pensée sur l’Etat, mais notre capacité directe, à l’oeuvre à dire ce que l’on veut et ce que l’on fait pour cela.

Dans la séquence, plusieurs points sont à travailler, nous pouvons en énumérer quelques uns :

  • Faire face à toutes les manœuvres qui visent à faire d’une partie de la population un ennemi intérieur sur des bases xénophobes et raciales ; 
  • Interroger le rapport aux habitants de nationalité étrangère en France avec la nouvelle loi Darmanin qui s’annonce terrible pour les droits et la reconnaissance des gens qui vivent et travaillent ici. Cette loi veut normaliser l’approche xénophobe généralisée que met en place Macron avec le soutien des débris de la droite et des députés du RN. L’ignoble meurtre de l’enseignant Dominique Bernard à Arras, ne peut en rien justifier le retrait de papiers ou le refus de régularisation tels que prévus dans cette nouvelle loi.
  • Interroger la question de la jeunesse et tous les projets réactifs à son encontre, notamment en direction des jeunes considérés comme « d’origine étrangère » et ciblés comme « musulmans » (police des vêtements dans les établissements scolaires, Service National Universel comme surveillance et embrigadement ; police de la pensée et « du savoir être » en milieu scolaire …)
  • Réfléchir les questions de l’école, de la santé, du logement : tout ce qui a à voir avec les droits des gens, pour la possibilité d’une vie digne et correcte pour chacun, car chacun compte et chaque vie doit être prise en compte.
  • Réfléchir la guerre en Europe, l’occupation Russe en Ukraine et la volonté des Ukrainiens à tenir, et à vouloir se libérer ; comment nous pouvons ici en parler et nous en saisir comme un point important ou la capacité des gens est à l’oeuvre ;
  • Face à la confusion actuelle, à la désorientation des consciences, il est important de démêler situation par situation ce qui est en jeu, et d’essayer de le penser. Refuser les propositions politiques qui ne font qu’aggraver cette confusion : il n’y a pas que les fake news qui sèment le trouble et le mensonge. Par exemple tenir ferme sur le fait que le conflit Palestine/Israël n’est pas une guerre de religion, mais bien un problème de territoire, et de la possibilité pour tous les habitants de la région de pouvoir y vivre à égalité. Dans ce cadre-là rien ne justifie les interdictions ici de manifester pour le respect des droits du peuple Palestinien.

Dans la séquence ouverte il est important de prendre le temps de se réunir, de réfléchir, de poser chacun-e ce que nous pensons et tentons de faire sur tel ou tel point, en travaillant à toujours partir de ce qui arrive aux gens, à la vie des gens.

Jean-Louis
Octobre 2023

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