L’an dernier, j’ai participé à la bataille menée par des parents, des enseignants et des habitants du quartier de la Reynerie, à Toulouse, contre un projet du Conseil Départemental et du rectorat, qui, au nom de la mixité sociale, ont décidé de fermer le collège du quartier, en scolarisant les futurs élèves de 6° dans d’autres collèges de l’agglo, éloignés et fréquentés par des enfants de « CSP ++ », ou « Catégories Socio Professionnelles favorisées ».
C’est une bataille très enthousiasmante et très nouvelle, mais aussi très dure, qui a commencé en novembre 2016 et se poursuit encore. Il y a eu de grands moments, des inventions comme le porte à porte téléphonique, des fêtes et des manifestations qui ont réuni des gens de partout sur le quartier, et des moments durs, où on était face à un mur de mépris, où on se prenait en pleine figure la violence de propos haineux sous leur masque de bienpensance.
Comme toutes les batailles me direz-vous ? Peut-être, mais ce qui pour moi rend celle-là particulière, c’est les possibles qu’elle a ouverts pour les habitants des quartiers populaires et d’ailleurs.
Sur quoi je m’appuie pour affirmer ça :
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Les parents ont massivement affirmé « on n’est pas un ghetto », et ont refusé l’image que leur renvoyaient les institutionnels (Conseil départemental et rectorat) de eux-mêmes et de leurs enfants. Alors que jusqu’à présent, le sentiment d’exclusion semblait structurer le comportement des habitants, les poussant à fuir le quartier et à faire « profil bas », j’ai vu des femmes en particulier se dresser pour affirmer « Nous ne sommes pas ce que vous dites. Nous sommes des parents responsables, capables de nous occuper de nos enfants ; on sait ce qui est bon pour eux, et être envoyés dans des collèges au loin, ne plus avoir le soutien et les aides qu’ils ont ici au collège du quartier, ne plus avoir de temps pour le sport, les loisirs, et la famille, ce n’est pas bon pour eux, ça ne va pas les aider. »
« Nous ne sommes pas un ghetto, c’est vous qui voulez faire un ghetto dans le quartier en nous enlevant le collège, en dispersant nos enfants. »
« vous dites que vous voulez la mixité, alors faites 50/50, faites venir ici autant d’enfants d’ailleurs que vous en envoyez dans les autres collèges. On s’occupera des enfants, on les accueillera avec les dattes et le lait, ne vous inquiétez pas pour eux. »
« Nous on accueille tout le monde, on parle avec tout le monde, on s’entend avec tout le monde. C’est vous qui ne nous acceptez pas. »
« La mixité, c’est pas de mixer les gens pour que tout le monde soit pareil, c’est de respecter chacun comme il est. »
Il ne s’agissait pas de belles paroles et de propos en l’air : Ces mères considérées par les « officiels » comme incultes et soumises ont montré leur capacité à discuter aussi bien avec des envoyés du CNESCO (conseil d’évalution du système scolaire) qu’avec des dirigeants de syndicats enseignants (du primaire !) favorables au projet de disparition du collège du quartier ou des bureaucrates du Conseil départemental.
Ce faisant, elles ont par leur pratique, démonté totalement l’argument du projet selon lequel il s’agissait ainsi de « combattre le communautarisme » et d’éviter que le quartier devienne un nid de futurs terroristes. Elles ont au contraire montré leur capacité à s’unir et s’organiser avec des gens totalement différents d’elles, hommes et femmes, jeunes et vieux, culture, religion, origines différentes, unis dans l’Assemblée Parents – Enseignants – Habitants, pour qu’aucun enfant ne reste sur le bord de la route.
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Face à la violence inouïe et à la brutalité des institutionnels, les parents et les habitants du quartier, tout comme les enseignants, ont su rester dignes, éviter le piège de la violence et de la confontation, et tout au long, proposer des points de négociation pour tenter de contourner le mur de mépris et de mensonge érigé par le CD et le rectorat.
Quand je parle de violence, voilà quelques-uns des propos qui ont été tenus publiquement : «Bombes à retardement », « véritables cocottes-minutes », pour parler des enfants du quartier (Président et vice-présidente du CD). « collège ethnicisé » (Directeur adjoint Education Nationale)
« vos enfants sont vides, on va les remplir » (enseignante pro projet) ; « vous vivez dans un ghetto, vous ne vous en rendez même pas compte, nous on va sortir vos enfants du ghetto » (bureaucrate du Conseil départemental) « L’image du collège est dégradée, donc on va casser le collège et disperser les élèves » (inspectrice) « les enfants de l’élite ne savent pas ce qu’est un pauvre, c’est bon pour eux de les fréquenter, comme ça quand ils seront au pouvoir, ils pourront prendre les bonnes décisions. » (responsable SNUIPP, syndicat d’enseignants du primaire) « Les autres parents ne veulent pas envoyer leurs enfants à Reynerie, donc c’est à vous d’envoyer vos enfants dans leurs collèges. » (CD)….
Imaginez-vous recevoir ça dans la figure ! C’est de vous qu’on parle, de VOS enfants !
Et du côté du rectorat, relayé par le Conseil départemental, une avalanche de chiffres mensongers pour justifier la fermeture du collège « de l’échec », au taux trop élevé de « CSP défavorisées » (comprenez « pauvres »). Tout le travail des enseignants nié, toutes les réussites des élèves et des anciens élèves niées, la seule « réussite » qui vaille étant la réussite sociale (si t’as pas de Rolex à 50 ans…)
Imaginez-vous la violence de ce discours pour des enfants, dont on dévalorise les parents, à qui il est reproché leur métier, leur situation, leur statut social, leur origine et leur religion… et à qui on dit en fait qu’il ne faut surtout pas leur ressembler s’ils veulent « réussir dans la vie ».
C’est terrible ; les mamans ne l’ont pas supporté : « là ils ont touché l’intouchable, ils ont touché nos enfants ».
Et leur réaction a été à la mesure de la violence de l’attatque : elles se sont attachées à montrer à tous et en particulier à leurs enfants qu’elles comptent, qu’elles sont capables de réunir autour d’elles des gens différents et sincères, qui les respectent, qu’elles sont capables de forcer les autorités à les prendre en compte, malgré toutes leurs tentatives pour les éviter, pour les réduire à quelques « mamans affolées », propos largement démentis par les pétitions et manifestations des gens du quartier pour le maintien du collège.
Malgré la colère, elles ont toujours cherché à négocier, fait des ouvertures, comme la proposition d’un moratoire, le maintien d’une classe de 6° au collège pour les parents qui le souhaitent, etc..
Ce faisant, elles ont obligé le CD et le rectorat à leur répondre, à se justifier, à accepter massivement des dérogations pour inscrire les enfants dans des collèges proches du quartier, où elles peuvent se rendre plus facilement. Elles ont montré aux enfants, aux jeunes, aux adultes le chemin d’un autre possible que « échec » ou « réussite » , celui de dire et décider ce qu’on veut pour soi-même et pour tous.
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Le troisième point sur lequel à mon avis elles ont ouvert un nouveau possible, c’est que, face aux experts appointés par les autorités, qui nous bombardaient de chiffres et d’affirmations soi-disant scientifiques, elles ont démonté un à un les arguments de ces experts hors-sol, et mis en avant leur propre expertise, compétence, à partir de leur expérience de parents, de leur connaissance de la situation (leur vie, qui n’est pas tout à fait celle des gens leur faisant face), et de ce qu’elles veulent pour leurs enfants. C’est ce qui leur a permis de tenir tête et de discuter d’égal à égal avec des pointures du CNESCO, du rectorat ou du conseil départemental, comme de tenir des conférences de presse et d’animer des émissions radio. Elles ont su trouver leurs propres mots pour parler de leur bataille et donner leurs arguments.
Elles ont obligé le conseil départemental et le rectorat à reconnaître que si elles n’acceptaient pas le projet, ce n’est pas parce qu’elles « n’avaient pas compris », mais bien parce qu’elles n’étaient pas d’accord et qu’elles avaient des motifs pour cela.
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Un autre élément était le fait de s’adresser à tout le monde. Elles n’ont pas eu honte, elles ne se sont pas senties ni montrées inférieures, mais égales. Elles qui pour plusieurs portent le foulard, elles ont cassé l’image de femmes soumises qu’on leur attribue, au point qu’une principale de collège « favorisé », à court d’argument, leur a demandé « et vos maris, ils sont où ? Ils sont d’accord avec ce que vous dites ? Ils le savent que vous criez comme ça ? ».
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Comment leurs enfants vont-ils pouvoir se construire, grandir sur leurs deux jambes ? C’est pour elles une question esssentielle. Le projet vise à « assimiler » les enfants du quartier. Une principale de centre-ville expliquait aux futures élèves de son collège: « Quand vous montez dans le bus du collège, pas de jogging, pas de casquette, vous oubliez les règles de la cité ». Ce qu’une maman traduisait par « Tu montes dans le bus ? Mohamed, quitte ce corps ! François, prends son corps ! » et une autre par « la mixité sociale, c’est pour mixer nos enfants et en faire de la purée ».
Les mamans, instruites par l’expérience de leur génération, refusent cette injonction à s’assimiler qui soit aboutit à la honte de ses origines, (qui peut aller jusqu’à la haine de soi), soit mène au repli sur soi et à la haine des autres. C’est un des dangers importants de ce projet qu’elles ont pointé dès le début, et qui les inquiète beaucoup.
Ce combat, qu’elles poursuivent aujourd’hui, avec de grandes difficultés, elles le mènent aussi et d’abord pour que leurs enfants, pour que la jeunesse des quartiers populaires, sortent de cette impasse et se construisent positivement, tels qu’ils sont, avec la volonté de trouver leur place dans ce pays qui est le leur.
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Enfin, un dernier point sans lequel rien n’aurait été possible, c’est l’originalité de notre Assemblée, qui unit des individus, parents, enseignants, habitants du quartier mais aussi d’ailleurs, sur le principe qu’aucun enfant ne doit rester sur le bord de la route. A son propos, une des membres, enseignante, parle d’OPNI : « Objet Politique Non Identifié ». On y est à égalité, et non dans un rapport de soutien. Intellectuel ou pas, la parole de chacun compte et est écoutée et discutée, parfois âprement. On y réfléchit ensemble, et on réfléchit beaucoup, on lit, on parle, on analyse ensemble.
Il n’y a pas un ou une responsable, chacun est responsable de l’avancée du travail de l’Assemblée. Chacun y est et s’y engage pour soi-même, non comme représentant d’une organisation ou d’un groupe. Quand une délégation doit rencontrer des officiels, on se met d’accord, et ensuite, chacun parle pour tous, mais en son nom propre. Quand on décide quelque chose, on décide ensemble et on le fait.
C’est une façon simple et efficace de fonctionner, basée sur la confiance et le respect mutuels, qui nous donne une grande liberté et de la force par rapport aux autorités, parce qu’on n’attend rien d’eux, on part de nous, de ce qu’on veut.
Brigitte
Avril 2018
Article en PDF : quartiers