Pour sortir du “si vous n’êtes pas avec moi, vous êtes contre moi”, il faut se parler, se rencontrer, échanger afin d’avoir prise sur les situations.

1. Le gouvernement, les politiques n’arrêtent pas de dire “on protège les français”. Comme si les non-français étaient leurs ennemis.

La sémantique est importante. Il faut être vigilant sur ce qu’on dit, la façon dont on le dit. Parfois, je dois reformuler les propos de mes collègues, qui reprennent à leur compte des expressions, des mots….  ça touche tous les domaines : Les violeurs de Mazan sont appelés “violeurs” mais un violeur sans-papier sera appelé “sans-papier” « sous OQTF » ou “étranger”. C’est un choix qui stigmatise et qui amalgame, en rendant toute une partie de la population coupable des actes criminels d’une seule personne.
Il y a une facilité à reprendre les mots des politiciens, mais c’est dangereux, parce que c’est une façon de les légitimer et ce sont des mots mensongers. C’est à nous de rétablir les choses, de dire: “non, il ny a pas dennemis,  il y a en France des gens différents, français ou non, des gens dorigine, de culture, de religion différentes, on vit ensemble, on travaille ensemble, on mange, on étudie ensemble, dans le même pays.  Cest ce qui nous lie.”
Par exemple, on s’est battus contre le mot “clandestin” pour nous désigner, et on a dit “ouvrier sans-papiers” qui était notre réalité.  En faisant ça on montrait à tout le monde qu’on fait partie du pays, on fait partie de la population, on n’est pas étrangers à la vie, à la réalité de la société. 

Le fait de catégoriser les gens impacte sur leur vie. Dans le quotidien on est ici chez nous, on ne se voit pas vivre ailleurs. Mais quand il y a ces événements et toute cette propagande autour, on se sent visés malgré tout. Ca me rappelle quand j’allais à la préfecture pour faire renouveler ma carte. Je vivais normalement mais quand je devais aller à la préfecture, j’avais peur, parce qu’il y avait tellement de choses qui me disaient “tu es une étrangère”. Cette ambiance, cela nous touche, on est stressés, on ressent la peur.

2. Cela s’étend. 
Aujourd’hui, l’état traite déjà beaucoup de français comme des étrangers. Même s’ils sont blancs. Par exemple, ceux qui sont mariés à des gens d’origine étrangères, ou qui ont des enfants métis, deviennent suspects.  Un collègue blanc dont l’épouse est d’origine africaine me disait “on naurait jamais pensé en arriver là en France.”
J’ai des collègues très en colère de voir cette catégorisation qui les stigmatise eux aussi. C’est un chemin pris par toute la société pour diviser les gens. Ca commence par nous, les étrangers, mais ensuite ça touche tous les autres, les pauvres, les malades, les chômeurs, français ou non. Par exemple, si tu es pauvre, ce n’est plus vu comme une situation subie, c’est de ta faute. Comme si on avait envie d’être pauvre ! 
Ils grignotent sur tous les terrains ; ils mettent les inégalités  en place dès le plus jeune âge, dès l’école. C’est un choix grave car les enfants sont l’avenir d’un pays. Si dès le départ il y a des inégalités, c’est un problème. Surtout quand cette réalité vient contredire la devise sur le fronton des écoles. 
Il ne faut pas attendre que la situation continue de s’aggraver. Avant, on ne me posait pas la question de mon origine. Maintenant, c’est fréquent. Ce n’est pas une simple curiosité, il y a de la suspicion. Il y a 10 ans, les gens racistes faisaient attention, aujourd’hui, ils peuvent se lâcher, dire ce qu’ils pensent sans complexe. Ils se sentent autorisés. Cest important de réagir, de ne pas laisser passer certains propos, de développer les pratiques dentraide et de solidarité .

3. Les partis, le gouvernement, des médias, font la proposition étatique d’un pays où des gens seraient en trop, dont il faudrait se méfier et se séparer.
Et en face, il n’y a pas grand chose.  Dans la vie réelle, la plupart des gens font avec tout le monde, au travail, à l’école, dans les commerces, les transports, au spectacle….  et cette réalité se heurte aux injonctions politiques. Du coup, beaucoup reprennent le discours étatique et ont des propos très durs envers les “assistés”, les “étrangers”, les chômeurs”, les jeunes des banlieue”… En termes d’opinion, ils sont dans le jugement des autres, mais dans la vie réelle, ils ont une autre pratique, et prennent des initiatives de solidarité réelle. Par exemple, ces mamans qui critiquent violemment d’autres parents, qu’elles jugent “démissionnaires”, profiteurs”, etc..  et en même temps organisent l’occupation de l’école pour des familles sans-papiers, avec collecte, ravitaillement, appels au 115…  Et qui vont collectivement au rectorat défendre la justesse de leur action au nom de l’égalité et de la fraternité inscrites au fronton de l’école, devise qui est devenue la leur, qu’elles enseignent à leurs enfants et qu’elles cherchent à défendre et pratiquer.  
Ainsi, des gens parlent en pensant que ce n’est pas important, qu’il n’y a pas de conséquences, mais quand ils sont confrontés à une situation avec conséquence, comme les familles à la rue, ils agissent autrement. Il y a une emprise de la pensée dominante sur les consciences mais qui pour l’instant n’empêche pas des pratiques de solidarité, de prise en compte de l’humain quand les gens sont confrontés à des situations inacceptables.

Cette  contradiction entre les discours et les actes est due aussi au fait qu’il n’y a pas assez d’échanges entre nous. On ne fait qu’écouter ce que dit l’état et on ne prend pas le temps de discuter entre nous.  Parmi celles et ceux qui portent cette parole de mépris et de division, certains  pensent réellement ce qu’ils disent, mais d’autres les répètent pour se sentir en sécurité sans se rendre compte du danger. Reprendre le discours de l’état , c’est aussi une façon de s’en protéger, en se différenciant du pauvre, de l’arabe, du voyou, de l’assisté, tous ces types stigmatisés dans ce discours et désignés à minima comme des mauvais citoyens.  C’est une façon de montrer qu’on est du bon côté, tout en désignant celui qui est du mauvais côté. Malheureusement, cela met tout le monde dans une fragilité énorme : il ny a plus de repères de droiture, de franchise. Surtout dans la période actuelle où de nombreux  dirigeants politiques relayés par les media et certains intellectuels, travaillent à abolir toute vérité, objective et/ou historique, toute rationalité, tout principe universel. Cela crée un grand désarroi chez beaucoup de personnes, même si heureusement, nombreux(ses) sont celles et ceux qui n’ont pas cédé à ces sirènes criminelles. 

Cela s’accompagne d’une déshumanisation d’une partie de la population. Dans ce système de pensée, une vie n’égale pas une vie, certaines vies ne valent rien. Par exemple, à Calais, l’état tente d’interdire aux associations de nourrir et aider les migrants. Des enfants, des bébés, leurs parents… sont traités moins bien que des animaux de compagnie, et cela ne choque plus. Un autre exemple pour illustrer le développement  de cette façon de penser : en sortant du métro, je me fais bousculer et frapper par un homme pressé d’entrer dans la rame. Il était arabe. Un monsieur, arabe lui aussi, me rattrape pour “s’excuser” : “jai vu ce quil a fait, c’’est un animal humain”. Ca m’a frappé : il aurait pu dire “cest un con, cest une brute…” mais non il a dit “un animal humain”. C’est essentiel de refuser cette accoutumance, de ne pas rentrer dans ce système de pensée qui déshumanise l’autre, parce que c’est la porte ouverte à toutes les acceptations, à tous les renoncements. 

4. Dans cette situation de désarroi, de confusion, il faut trouver nos propres repères quant à ce quon veut, ce quon pense, dans le rapport à lautre et tenir nos convictions. Les gens se sentent sujets de l’état, ils sont pris dans des injonctions étatiques, mais quand s’ouvre un espace qui leur est propre, comme des élèves à la rue dans leur école, il y a possibilité de se libérer de cette injonction et d’agir autrement. Cest la différence entre opinion et conviction.

  • Il faut reformuler. Ne pas utiliser les mots qui divisent, stigmatisent, généralisent.
  • Ne pas s’abreuver de la propagande des télés en continu, qui tétanise.
  • Ne pas simplifier les situations, “les bons” et les méchants”,  pour ne pas se retrouver dans un camp mais chercher à comprendre, pour élaborer notre propre pensée et trouver un fil pour exister dans la situation.
  • Pour arriver à sortir du si vous n’êtes pas avec moi, vous êtes contre moi”, il faut se parler, se rencontrer, échanger pour arriver à faire la part des choses quand il y a des événements. C’est ce qu’on a fait après les attentats de 2015, et après l’assassinat de Samuel Paty : on a réussi à tenir une pensée, à sortir de l’injonction étatique : “Si tu nes pas Charlie, si tu ne défends pas la laïcité rigoriste, alors tu soutiens les terroristes et les fanatiques islamistes”. C’est la seule possibilité pour penser librement et avoir un minimum de prise sur les situations.

Texte issu des échanges entre Zoubida, Fellag, Jean-Louis et Brigitte.
Les paroles à la première personne reprennent des témoignages personnels des participants.
Février 2025

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