Ce que je tire de mon expérience de soignante pendant le premier confinement.

1. La vieillesse, ce n’est plus des personnes, c’est un rendement.

J’ai travaillé avant et pendant le confinement, jusqu’à l’été, dans une EHPAD « haut de gamme », où les résidents payaient très cher, avec un très joli cadre, un parc, etc… Mon travail, c’est l’accompagnement des personnes âgées qui ne peuvent plus rester chez elles. Ça se passait bien avec les résidents mais au fil du temps, j’ai constaté que la priorité des dirigeants, du directeur, du médecin coordinateur, de toute l’équipe dirigeante, ce n’était pas les personnes âgées, leur priorité c’était le rendement. En fait j’ai découvert que c’était une entreprise, pas une structure pour personnes âgées. Tout était fait du point de vue de la rentabilité.

A un moment donné, pour ces gens-là, les personnes âgées ne comptent plus, elles ne font plus partie de la vie, elles ne sont plus qu’un prétexte à gagner encore plus d’argent. La vieillesse, ce n’est plus des personnes, c’est un rendement.

Par exemple, il y avait dans notre équipe une soignante, qui avait fait le choix de faire tout ce que la direction lui disait. Pour elle, c’était juste un boulot comme un autre, elle obéissait aux ordres c’est tout. Une résidente en fauteuil, avec toute sa tête s’est plainte de cette soignante, mais la direction a pris son parti, ils ont fait le choix d’accuser la résidente de confusion mentale plutôt que de reconnaître la maltraitance de la soignante, et cela malgré une autre plainte. Ils ont juste déplacé la soignante et mis quelqu’un d’autre pour s’occuper des personnes qui se plaignaient et elle ils l’ont affectée aux gens qui ne pouvaient pas se plaindre. Du coup, une patiente endormie, elle ne la réveillait pas pour manger, et la patiente restait sans boire ni manger. Une autre, qui ne pouvait pas parler, donc pas râler, elle la laissait de côté, comme ça elle remplissait les objectifs et la direction l’appréciait.

Pour moi c’est effrayant de découvrir ça. Ce mode de fonctionnement, j’en avais entendu parler dans certains EHPAD mais là je le voyais à l’oeuvre, je le vivais.

En fait, nous avec les collègues, on vient pour s’occuper des personnes âgées, mais il y a un décalage entre la réalité et le fonctionnement de la structure, et ce n’est pas possible de fonctionner comme ça. On est là pour accompagner les résidents dans leur fin de vie, mais on ne peut pas le faire, on est seuls, il manque du personnel. Pour moi, je l’ai vécu comme une révélation horrible : on s’occupe d’humains, mais le fonctionnement n’est pas humain, c’est ça qui m’a choquée.

J’ai mis du temps à le comprendre, parce que quand on est dedans, on cherche à bien faire le travail, à s’occuper des résidents.

2. On devenait totalement maltraitant :

Pendant la période COVID, ça s’est encore aggravé. Au début, on n’avait aucune protection, rien. Puis un masque pour toute la journée, qu’on retirait pour manger et qu’on remettait ensuite, après on en a eu 2, puis 3 mais pas de surblouses, et quand on en a eu, il fallait les laver, comme les charlottes. Les résidents non plus n’étaient pas protégés. Ils les ont confinés, par étages. Pour les repas, on n’y arrivait plus, il fallait s’occuper de tout, on ne pouvait plus prendre le temps, on se retrouvait à laisser des résidents de côté, à les oublier. Par exemple, une dame qui dort beaucoup, on oubliait de la réveiller pour le repas, et elle ne mangeait pas, elle ne buvait pas. Si la personne qui ramassait le plateau ne le signalait pas, elle passait la journée comme ça.

Une autre qui n’y voit pas, et qu’on ne pouvait pas aider pour la faire manger, parce qu’on n’avait pas le temps, etc… C’est terrible, on devenait totalement maltraitant.

Et je parle de résidents fortunés qui paient très cher, qui ont des dame de compagnie qui viennent, leur lavent le linge, les font sortir, etc.. en plus des frais de l’Ehpad.

Alors ceux qui n’ont pas d’argent !

Au début, j’étais naïve, j’ai essayé d’en parler à la direction, mais je me suis trouvée confrontée à une machine :

J’en ai parlé avec ma collègue, on a envoyé un message au médecin  pour lui dire qu’avec cette nouvelle organisation, on n’avait pas le temps pour faire manger tous les résidents. La réponse : « avancez le repas d’un quart d’heure pour les mettre au lit plus tôt » !

Quand on a insisté, la cadre nous a dit : « ah bon, mais pourtant, la contre équipe travaille très bien, il n’y apas de problèmes pour eux ». Bien sûr, c’était faux, la contre-équipe avait les mêmes problèmes que nous et eux aussi se sont plaints au médecin.

J’en ai parlé à la psychologue, elle m’a juste répondu : « oui je comprends, mais l‘ARS (Agence Régional de Santé) ne peut pas nous recevoir en ce moment » et en réunion, elle a répété mes propos au médecin coordinateur pas pour poser le problème, mais pour le mettre en garde, qu’il ne dise pas n’importe quoi. Là, j’ai vraiment compris que leur souci, ce n’est pas le bien-être des résidents.

Peu importe si on dit « on est fatigués, on n’y arrive pas », ou si la résidente se plaint, eux ne sont pas là pour apporter des réponses, pour permettre aux résidents d’avoir une fin de vie digne.

J’ai parlé avec eux, j’ai vu qu’ils étaient sourds. Ils auraient tenu compte de nos remarques, de nos suggestions, ils auraient essayé sans y arriver, j’aurais pu l’accepter mais j’ai compris qu’ils ont fait un choix : le profit plutôt que le vivant.

Pendant le COVID leur intérêt premier, c’était leur réputation, ils craignaient d’avoir des morts et de perdre des clients. Ils ont appliqué le protocole sans aucune intelligence, sans aucun respect de la personne. Par exemple, ils imposaient le masque à des résidents en fin de vie, qui ne pouvaient déjà plus respirer, avec l’oxygène qui dégouline, en leur ajoutant de la souffrance inutile. C’est inhumain, c’est de la maltraitance.

3. On peut privilégier l’humain.

A présent, je suis dans un autre établissement, une structure associative, où l’équipe de direction fait d’autres choix : par exemple, ils ont décidé de ne pas masquer certains résidents, parce que ça ne sert à rien : ils mouillent le masque, le touchent sans arrêt, l’enlèvent, l’oublient… donc, ce n’est pas la peine. Un autre exemple, une résidente Alzheimer, qui déambule sans cesse, il a été décidé de ne pas la confiner, mais on la surveille sans cesse, on nettoie tout derrière elle, etc… C’est un autre choix, qui part de l’humain, qui part de la personnalité des résidents, de leurs besoins. C’est la structure qui s’adapte au résident, et non l’inverse. Certains résidents préfèrent rester en chambre, c’est leur choix, il est respecté et le personnel soignant s’adapte.

La maltraitance ne touche pas que les résidents, elle nous touche aussi nous, soignants : on ressent un mal-être terrible de ne pas pouvoir faire notre travail correctement, de bousculer les patients. On culpabilise et on déprime.

Il y a aussi les effets du management et de leur organisation, qui ne tient pas compte de nous, de nos vies : par exemple, ils ont annoncé à une ASH qu’elle changeait d’horaire, et finissait à 20H30 au lieu de 15h. Elle a dit : « je vais voir si je peux m’arranger pour la garde de mon fils », et le directeur a répondu : « ah, ça, ce n’est pas mon problème ». Ou encore un aide-soignant qu’ils envoient remplacer une ASH au self, alors que des résidents ont besoin de lui, et que ce n’est pas son poste, etc… on est juste considérés comme des robots, des techniciens mécaniques, sans vie, sans affect, juste des machines qui doivent effectuer des tâches sur d’autres machines, les résidents. C’est très dur à vivre, c’est le contraire de notre métier. Il faut bien comprendre que la maltraitance des personnels de santé se répercute sur toute la chaîne des résidents et des patients.

Dans ce type de pensée, l’humain n’existe plus, ce n’est plus une donnée. Pour moi, c’est criminel. Quand je passais, je voyais le plateau plein de la dame qui dormait, je voyais la détresse de celle qui ne pouvait pas parler, alors je m’en occupais. Mais ce que moi je voyais, tout le monde pouvait le voir, et surtout la direction dont le bureau se trouve juste en face de la salle à manger. Mais ils tournaient la tête en passant pour ne pas voir. Et pour ne pas entendre cette résidente aveugle qui criait et suppliait : « aidez-moi à manger s’il vous plait, je ne vois pas, je ne peux pas toute seule. » C’était terrible. Pour moi, ces gens-là sont des criminels.

Ils font le choix délibéré de laisser de côté toute une population vieillissante, de ne pas reconnaître son humanité, mais de la traiter uniquement comme source de profits. Le vécu des personnes âgées, tout ce qu’elles ont à nous transmettre, toutes les choses qu’elles ont vécues et ont encore à vivre, pour eux c’est zéro, ça n’existe pas, les résidents sont juste une source de rendement.

Pour moi, ce qui se passe dans cette EHPAD, c’est révélateur d’une façon de penser la place des gens dans le pays : là, ce sont des personnes âgées qui sont mises de côté et maltraitées parce qu’elles sont considérées comme inutiles, une charge, mais on retrouve la même logique à propos par exemple de jeunes qui sont mis de côté parce qu’ils sont considérés comme dangereux, mal « intégrés », ou des pauvres, ou de telle population, mise de côté pour telle raison…. en fait tous les gens qui à un moment ou à un autre ne rentrent pas dans le moule.

Au contraire, il faut affirmer que chacun compte, à chaque étape de sa vie.

4. Nous aussi on peut choisir.

On n’est pas obligés d’être maltraitant, on n’est pas obligés de se soumettre. Nous aussi on peut faire un choix.

Quand je me suis aperçue que je devenais maltraitante malgré moi, j’ai dit stop, ça ne peut pas continuer comme ça. J’ai essayé d’abord d’en parler autour de moi :

  • J’ai alerté la psychologue, mais elle ne m’a pas écoutée, J’en ai parlé dans les réunions, mais la direction est sourde.

  • J’en ai parlé aux collègues, beaucoup étaient comme moi, en souffrance, on a essayé de se faire entendre, d’intervenir. Une collègue me disait : « j’ai l’impression d’être une esclave ». Comme c’était le COVID, on était aussi tenus par la conscience professionnelle, et c’était difficile de s’arrêter, de se sortir de ce cercle de culpabilité. Quand j’ai quitté cette EHPAD, des résidents pleuraient et me demandaient de rester. J’avais l’impression de les abandonner, mais je ne pouvais pas continuer ainsi.

La difficulté, c’est d’arriver à créer un collectif entre nous. Pour ça, je pense qu’il y a plusieurs choses :

  • D’abord être capable de dire stop, de s’arrêter et de regarder les choses objectivement : là, je ne fais plus mon métier, je ne suis plus au service des résidents, je deviens maltraitante.

  • Comprendre que nous, soignants, nous ne sommes pas coupables, mais victimes de l’institution, du management inhumain. Il y a déshumanisation, et maltraitance aussi bien des patients, qui sont réduits à l’état d’objets, de corps, de pathologies, que des soignants, qui doivent être des robots, sans empathie, juste des techniciens des soins polyvalents et non des professionnels du soin qui suppose de considérer la globalité de la personne, sa personnalité et pas seulement sa pathologie, et qui oblige à une relation humaine.

  • Il faut bien comprendre que la maltraitance des patients commence par la maltraitance des soignants : si des soignants sont maltraités, incapables de faire correctement leur travail, forcément cela se répercute sur les résidents.

  • Il faut arriver à se parler entre nous, les soignants, pour se mettre d’accord sur ce qu’on accepte ou pas, ce qu’on peut faire, comment on s’organise : par exemple, si on décide de prendre le temps de faire manger tout le monde, il faut arriver à le mettre en place et à le tenir ensuite face à la direction.

  • Cela veut dire aussi qu’on doit être en relation avec les familles, et les patients pour le droit des résidents à être traités dignement.

  • Il faut qu’on arrive à réaffirmer ensemble, soignants, résidents et familles, les principes de base de notre métier : prendre soin des gens, respecter leur personnalité, prendre le temps de les écouter et de les réconforter si besoin, c’est à dire les traiter en être humains, en égaux, et non en objets sur lesquels il faut exécuter des actes techniques.

Il faut arriver à penser la situation : est-ce que c’est normal d’accepter ça ? Si ce n’est pas possible, qu’est-ce qu’il peut y avoir d’autre ? Il faut arriver à dire ce qu’on veut pour essayer de changer les choses.

Zoubida,

Novembre 2020

Texte en PDF : article santé Z

Pour poursuivre sur cette thématique, vous pouvez lire le texte d’un groupe de travail et d’interventions intitulé : “pour un lien soignants, patients, habitants” ici